Problème, on ne dit pas où trouver les fonds. Si les dirigeants du parti Ennahdha ont insisté que cette fois-ci la concurrence se situe entre les différentes offres politiques et programmatiques, on ne nous dit pas où trouver l’argent pour mettre en œuvre ces grandes réformes
C’est au pas de course que le parti Ennahdha a présenté hier sa grande conférence au Palais des congrès, au centre de la capitale. Officiellement la « Nadwa » est destinée à la présentation du programme électoral. En réalité, c’est un meeting de campagne inaugural qui ne dit pas son nom. La frontière entre la précampagne et la campagne étant poreuse, les candidats et les partis, non pas Ennahdha uniquement, ont profité de ce flou pour se positionner avant la campagne présidentielle, forcément éclair. Entre le 2 et le 15 septembre. Il faut choisir le format ; une conférence de presse, un meeting populaire, une tournée. Il faut choisir les villes à visiter plutôt que d’autres, les régions à cibler sur le Grand Tunis, les quartiers généraux à inaugurer. Il faut se frayer un chemin dans tous les supports médiatiques officiels et les journaux qui comptent. Et, si possible, ne faire aucun faux pas. La montre tourne, la concurrence est rude, la scène est surbookée par le trop-plein de candidats. Il faut marquer les esprits, lancer des messages forts, en un mot, se démarquer. Donc quelques événements faisant office d’entrée en matière ne sont pas de refus.
Cette grande rencontre du vendredi a fait d’une pierre non pas deux mais trois coups. Présentation du programme électoral, présentation des têtes de listes législatives, et, à leur tête le grand cheikh Ghannouchi, qui s’amuse, après ce long chemin dans l’ombre, à se présenter comme député sur Tunis, et, in fine, présentation du candidat à la présidentielle, non plus du cheikh mais de Me Mourou.
Le métissage est savamment concocté
Comme à leur habitude, les équipes d’Ennahdha sont rodées à ce genre d’exercice. Le Palais des congrès était littéralement transformé. Des estrades sur les côtés destinées aux dirigeants nahdhaouis ou aux invités, au milieu un carré Vip réservé aux désormais deux têtes d’Ennahdha, qui l’une brigue Carthage, l’autre le Bardo. Un podium en avant-scène, un tableau interactif animé en arrière-plan. Des chants à la gloire du pigeon bleu, le logo d’Ennahdha, s’alternaient avec ceux célébrant la patrie et son drapeau rouge et blanc. Le métissage est savamment concocté. L’appartenance au parti est claire. L’identification à une nation s’est voulue sans équivoque non plus. Après la récitation de certains versets du Coran à la méthode tunisienne et l’hymne national, les petits drapeaux bleus ou rouge et blanc sortis d’un coup confirmaient cette double appartenance qui n’est plus problématique ou carrément antagonique comme d’antan.
Visiblement, la rencontre n’est pas destinée à la base qui était placée derrière en nombre restreint, mais élitiste. Ali Laârayedh, Noureddine Bhiri, Lotfi Zitoun, Sahbi Atig, Imed Hammami et bien d’autres étaient présents en nombre, tout comme les députés, les membres du Conseil de la choura, les experts qui ont élaboré le programme, les secrétaires généraux municipaux. Au centre, en contrebas des estrades, Mourou était accompagné visiblement de son épouse, pendant que Ghannouchi a choisi de placer à sa gauche la députée Arwa Ben Abbess, élue sur Tunis, assez différente, ne serait-ce que par son apparence. Elle se veut le porte- drapeau de la mouvance moderniste, un brin citadine, que Ghannouchi a intégrée dans sa formation. Nous n’avons pas aperçu Abdellatif Mekki qui faisait partie ou fait encore partie des frondeurs, des militants fâchés par les décisions de son parti. Samir Dilou a été en revanche récupéré. Il a été propulsé directeur de campagne du candidat Mourou. De ce fait, il était bien visible, et pas du tout mécontent d’être là.
Quatrième armée cybernétique
Dans cette rencontre, se sont exprimés notamment Rached Ghannouchi, Zied Laâdhari, secrétaire général du parti, ainsi que Abdelfateh Mourou, grand tribun qui a déclaré s’attaquer en grand guerrier à la pauvreté, œuvrer pour le bien de la Tunisie, pour les petites gens. Dans son discours récité, il a usé de métaphores, il a dit se préoccuper de ceux qui ont les pieds crevassés, les mains abîmées, « il faut que la révolution se traduise dans le couffin du Tunisien ». Il a déclaré son amour au pigeon bleu mais mis en garde ses fils, frères et filles contre l’arrogance : « Vous ne devez pas vous sentir privilégiés par rapport au reste des Tunisiens», autrement dit, s’il atteignait les côtes de Carthage. Il a également assuré et même insisté qu’il est temps que les institutions fondatrices de la démocratie, à l’instar de la Cour constitutionnelle, soit mise sur pied. Il a interpellé « la sagesse et le pragmatisme des uns et des autres pour ce faire ». Et il a appelé à la création d’une « quatrième armée cybernétique. »
Rached Ghannouchi ne s’est pas empêché, lui, au cours du point de presse qui a succédé à la rencontre, d’évoquer l’importance du parlement « centre du pouvoir », en insistant sur le mot magique presque tunisien, « le consensus », précisant que la Tunisie ne peut être gouvernée par un seul parti. Autrement dit, nous sommes ouverts aux alliances. Un appel du pied à qui donc ? Rappelant que préalablement, cette alliance utile a été scellée grâce à deux personnes, lui-même et le défunt Béji Caïd Essebssi. Le mode opératoire ayant prouvé son efficacité, il sera donc encore à l’ordre du jour. Dans cette rencontre grand format, l’animatrice a précisé que le problème de l’identité est désormais résolu. Ghannouchi, lui, a tenu à rappeler que les questions idéologiques litigieuses ont été tranchées par la Constitution. Inutile donc de revenir en arrière.
Le programme, des incantations ?
En substance, le programme du parti porte sur quatre grandes thématiques, la transformation structurelle de l’économie tunisienne, parmi les nombreuses mesures proposées, nous retenons l’exemple de l’augmentation de la production de l’huile d’olive, sa commercialisation sous le label tunisien. Numériser le service public, relever le développement du capital humain « qui est la principale richesse du pays». Lutter contre les disparités régionales, attirer des investissements majeurs dans le domaine de l’intelligence artificielle, des industries créatives, automobiles, pharmaceutiques, aéronautiques, robotiques. Réduire la densité du contenu pédagogique dans les programmes scolaires, introduire l’apprentissage électronique et revoir les approches pédagogiques et d’évaluation pour améliorer la qualité de l’enseignement. Accorder 15% des dépenses publiques à la santé et améliorer la gouvernance des hôpitaux publics.
Problème, on ne dit pas où trouver les fonds. Si les dirigeants du parti Ennahdha ont insisté que cette fois-ci la concurrence se situe entre les différentes offres politiques et programmatiques, on ne nous dit pas où trouver l’argent pour mettre en œuvre ces grandes réformes. Sinon ces propositions seront de l’ordre des incantations.
L’argent se trouve quelque part, en partie, du moins. Comment lutter contre la contrebande et jeter en prison les grands contrebandiers quels qu’ils soient ? Comment mettre en œuvre l’équité fiscale même à l’endroit des corporations puissantes ? Comment lutter contre la corruption ? Comment appliquer le principe de la reddition des comptes sur tous ? Comment en faire un principe de gouvernance, quels que soient la personne, son poste, sa puissance, sa capacité de nuisance ? Comment imposer les compétences dans toutes les administrations, au détriment des noms et des bras longs?
Une fois que c’est dit, quelles sont les chances de Mourou d’atteindre le premier tour ? Seuls les électeurs décideront.
Hella Lahbib